Cinquante ans d’histoire par Christophe Alix, directeur 2014-2024

De nombreuses personnes et artistes ont jalonné l’histoire de ce demi-siècle d’existence du 75. S’il y a une personne sur laquelle il est essentiel de s’attarder plus particulièrement et sans qui toutes les autres histoires suivantes n’auraient pu exister, c’est une femme : Mme Anne-Marie De Vleeschauwer, plus connue sous le nom de Kostka, en religion Marie-Kostka, la fondatrice de notre école. Lors de l’une de nos rencontres, je l’entends répéter ce mot « fondatrice » deux fois d’un air amusé, comme pour me signifier qu’elle n’a jamais entrepris ce projet d’école pour en tirer une quelconque gloire ou médaille. Mais comment ne pas s’intéresser à la création même de notre école alors que rien jusqu’alors n’avait été publié, ou même peut-être écrit, sur cette femme si retirée d’un quelconque monde flamboyant et au destin pourtant si extraordinaire.

Cinquante ans d’histoire par Olivier Maingain, bourgmestre W-St-L

Toute audace de l’esprit est salutaire. Créer, il y a 50 ans, une école d’art, d’abord de niveau secondaire, puis de niveau supérieur, était une audace rebelle par rapport à la conception traditionnelle de l’enseignement qui prévalait à l’époque. Qu’elle soit née de la volonté d’une femme, entrée en religion, Anne-Marie De Vleeschauwer est un autre signe de la volonté d’affronter le conventionnel pour libérer les esprits… et les âmes, certainement pour celle qui était convaincue que rencontrer « le divin » était le reflet spirituel de l’élan artistique qui habite chacun de nous.

Viens chez moi, j’expose au 75 par Pierre Hemptinne, écrivain

Pour ses 50 ans, l’ESA LE 75 inaugurait un dialogue entre école d’art et citoyens voisins, sous la forme d’un parcours dans Woluwe-Saint-Lambert durant un week-end au mois de mars 2019. Former des artistes peut-il se nourrir des habitant·es et inspirer une vie culturelle particulière dans la cité ? Il pleut et il vente. Sous les arbres, l’ESA LE 75 n’est pas directement reconnaissable. Une vaste tente a été déployée et l’on rentre dans l’école avec l’impression d’avancer en un vaste caravansérail. Atmosphère nomade, célébration de l’hospitalité. La configuration complète des ateliers, bureaux et couloirs s’en trouve complètement ouverte, en mouvance…

Les différentes salles, encore en phase de préparation pour les visites, sont agitées, grouillantes. C’est alors que saute aux yeux l’évidence : il ne s’agit pas simplement d’ateliers où se crée de l’art, comme quand l’on rend visite à un artiste sur son lieu de travail. Ce qui se passe ici est plus complexe et diffus. C’est d’abord un espace de transmission où les professeurs-artistes livrent en partage leurs savoirs et savoir-faire, avec une part d’académique inscrite dans le principe de la relation de maître à élève, mais aussi une part de non académique puisqu’il convient d’outiller les élèves de capacités à fausser compagnie au convenu et prévisible, ce qui, littéralement, ne s’enseigne pas. Ce qui donne lieu à de multiples expériences individuelles ou en groupes. La réception par les étudiant·es fait émerger leurs contre-savoirs autant que, ponctuellement, leurs perplexités et errances qui sont parties prenantes du processus, voire des passages obligés qu’il convient d’apprivoiser. Tout cela en fonction de la réalité de leur(s) monde(s) et selon la spécificité méthodologique de tout enseignement sollicitant des facultés créatives, à savoir aider à faire émerger des processus susceptibles d’engendrer du neuf, d’autres manières de voir, de sentir, de s’exprimer, de rendre capable de créer ce que l’école ne peut ni prédire ni prescrire ; apprendre à s’abandonner à ces processus et à les maîtriser, car il convient tout de même de mener à bien et de terminer des œuvres d’art.

Selon ces finalités avec leur dimension paradoxale – tension entre académisme et non conventionnel – il se dégage de ces classes une ambiance de laboratoire fondée sur la mise en délibérations, explicites ou implicites, des aventures esthétiques de tout un chacun. Des plus banales et ordinaires qui structurent la relation au quotidien, jusqu’à leurs épiphanies transcendantes. Le caractère non académique est accentué sans doute par le fait que l’architecture a quelque chose d’éphémère et par le côté festif, transgressif même, qui consiste à révéler sans réserve tout ce qui se fabrique à l’intérieur selon le principe de la porte grande ouverte. Ce qui est exaltant, pour quelqu’un de peu familier avec ces lieux, est le bourdonnement multiple et hétérogène constitué de choses qui prennent, d’autres qui restent un peu coincées dans les limbes, qui se cherchent encore. Mais ça cherche ! Dans l’atelier Graphisme, la première chose qui attire l’attention, sont les éléments « faits main » d’un film d’animation, des dessins, des esquisses, des traces d’expérimentation, des maquettes en papier, des maisons, des paysages, des personnages. Sur un écran défilent le making of et la séquence réalisée par des étudiants lors d’un workshop avec Vincent Patar et Stéphane Aubier (Panique Production), un teasing bien déluré pour « Viens chez moi, j’expose au 75 », soit, à l’occasion du cinquantième anniversaire, une extension de l’école d’art vers quelques maisons de citoyens, tous domiciliés à des numéros 75. Le film est la projection, le modus operandi onirique de l’école pour tisser des liens avec les voisins, avec la cité, illustrant le champ d’action singulier d’une telle école : l’oxygénation et la circulation de l’imaginaire. La préparation du parcours a débuté, le 1er février 2019, avec une première rencontre entre les familles et les représentants de l’école, le directeur, les responsables d’ateliers, quelques élèves. Tout le monde était accueilli à la bonne franquette dans une salle de cours. Il s’agissait de faire connaissance et de préparer les étapes suivantes.

Chaque lieu va interagir avec une des quatre orientations de l’école : Peinture, Images Plurielles (sérigraphie, gravure, numérique), Graphisme, Photographie. Les couples seront établis après la visite des lieux, selon les configurations et le type d’histoire à exprimer. Beaucoup découvrent l’intérieur de l’école pour la première fois. Certains ignoraient encore son emplacement : désormais, l’école d’art et ses activités feront partie de leur géographie intime. Dans les regards et dans les conversations on sent un réel désir d’art, d’implication dans l’art et beaucoup d’interrogations aussi sur le processus. Tel invité intervient : « J’ai toujours rêvé d’une intervention artistique qui démarrerait dehors, sur le trottoir et rentrerait, envahirait la cage d’escalier. Mais vous ferez à votre guise, je ne veux pas interférer ! » Telle autre détaille les murs, les surfaces qu’elle aimerait dédier à cette création in situ : « Et ce sera peint directement sur les surfaces ? Ou collé ? On pourra les conserver éventuellement ? »

Au jour dit, sur la case « départ », plusieurs plans du parcours – formats, iconographies, graphismes, imaginaires différents – sont proposés à l’accueil et éveillent déjà l’attention : la diversité de représentation artistique d’un même territoire en change la perception. On a l’impression que, selon le plan que l’on choisira, le parcours sera différent. On peut s’élancer à pied ou emprunter une navette. Toutes les visites sont guidées. On embarque dans un minibus avec le directeur, Christophe Alix, et quelques visiteurs et visiteuses. On écoute le récit de la naissance de l’école, digne d’un début de roman, ce qui est toujours inspirant pour un lieu où doit se forger une mise en récits sans cesse différenciée du rapport esthétique à la vie et à la société.

Et l’on met le cap vers quelques maisons, le temps de se plonger en situation dans les réflexions qui ont guidé l’idée de la promenade: les relations entre une école d’art et son environnement immédiat, quelles interrelations tacites ou intangibles s’établissent-elles au sein du tissu urbain et de la vie d’une commune ? Quels échanges entre le goût pour l’art des habitant·es, au quotidien, et les formations à la création artistique prodiguée dans l’établissement si proche de leur domicile ? La première adresse, d’ailleurs, reprend ce thème sous la forme d’un saisissant trompe-l’œil. Sur la porte et les fenêtres, de grandes photos de l’intérieur de l’école ont été collées. Et l’on a vraiment l’impression que cette maison, avec son numéro 75, donne accès aux entrailles de l’ESA LE 75, qu’un sous-terrain plonge et permet de rejoindre le cœur des ateliers artistiques. Le reste de la façade, et ses hautes baies vitrées étroites, est pavoisé de deux banderoles verticales célébrant le joyeux anniversaire, avec les cabrioles et pitreries des figurines du dessin-animé promotionnel. De haut en bas, de bas en haut, du ciel à la terre, une frise d’artistes en herbe se faisant la courte échelle reliant toutes les possibilités avec fantaisie et débrouille, symbolise tous les ateliers de l’école. À la maison suivante, deux photographes – Romain Cavallin et Mathieu Cauchy – sont en train d’installer leurs œuvres dans une entrée de garage, porte close. Les cadres tanguent dans le vent. On dirait une installation à la sauvette.

Sauvagerie. Ils exposent un travail commun réalisé en résidence à l’AJECTA (Musée vivant du chemin de fer, France). Ils ont photographié les bénévoles qui font vivre ce musée, se chargent de l’entretien des machines, réparent, rafistolent et s’impliquent dans les visites, probablement, en partie, d’anciens cheminots. Tout en pratiquant avec un appareillage un peu lourd, une chambre photographique, très loin donc des usages numériques. Le défi consiste à rendre compte de l’immédiateté des actions, des relations hommes machines, des atmosphères muséales dédiées à des technologies du passé, tout en évoluant au cœur d’un relationnel en profondeur avec les gens et leur environnement, et en jouant avec des temps de pause parfois contraignants. L’immersion partagée est importante, les prises de vue sont discutées, argumentées à deux et il est difficile de dire à qui appartient le résultat final. Les deux compères sont prolixes, ils déroulent tout le vécu qui entoure la réalisation de chaque cliché – « l’enveloppe des possibles dans laquelle se déplace l’acte » de photographier, pour paraphraser Pierre-Michel Menger – et cette ouverture d’esprit et de vue contraste, dans le sens d’une problématique dynamique et d’une situation très photogénique, avec leur position acculée contre une porte de garage fermée.

Après, on découvre le site Gulledelle (autre implantation de l’école) où loge l’atelier peinture. Les étudiant·es sont là, leurs toiles, leurs établis, leurs matériaux, toutes les traces des procédés et étapes de différentes recherches sont repérables à vue d’œil. Il y a de quoi établir une archéologie artistique passionnante. Soudain, quelque chose bouge et tous ces éléments, relativement statiques, disponibles à une investigation raisonnée et introspective, s’animent, chaque étudiant·e se livrant à une performance au sein même de l’atelier et de son espace de recherche. C’est le résultat du stage d’une semaine, sous la conduite de leur professeur·e Gwendoline Robin et de l’artiste de performance Robin Pourbaix en invité. La consigne consistait à investir, certes, le médium de l’exposition, mais en formalisant un vocabulaire corporel et un lexique objectal faisant référence à leur propre univers de peintre. C’est pour cela que les gestes répétitifs, obsessionnels, les mises en danger équilibristes, les manipulations rituelles de certains matériaux, les gestuelles symboliques ou mutiques occupaient l’atelier comme autant de commentaires mimés du devenir peintre de tous ces jeunes artistes, conférant une corporéité indéniable et liante à ce qui, sans cela, pouvait rester confiné à l’intangible. Pour le visiteur, il se produit une révélation de l’ordre de l’inespéré : quelque chose, le représenté, sort de la toile, emprunte d’autres voies d’incarnation et de corporisation de la chose peinte. Les actes performés ouvrent de nouvelles pistes, défragmentées, sur les relations entre corps et peinture et sur les manières, en tant que consommateur d’art, de s’emparer d’une œuvre peinte (il y faudrait à chaque fois, aussi, une danse, une performance d’appropriation, réplique de celle de l’artiste, performance de don de lui-même).

Une tout autre configuration nous attendait à la dernière maison visitée. Là, le propriétaire tenait à être présent, ouvrir sa porte, faire visiter les lieux et présenter le travail des artistes exposés sur ses murs. Le désir d’art des habitant·es a fait « tilt » avec l’invitation de l’école. Entre la famille et les élèves de l’atelier Images Plurielles une réelle rencontre a eu lieu. C’est quoi habiter un 75 ? Les parents, les enfants ont raconté leur parachutage à cette adresse, l’installation, les premiers échanges avec l’esprit de la maison, la découverte du jardin, l’ouverture pratiquée dans le mur pour rejoindre le jardin voisin, les premiers souvenirs forts, parfois traumatiques. Le récit d’un ancrage, de ce qui prend racine quand on vit ensemble, quand on se moule et qu’on est moulé par la configuration des lieux, en tissant des liens avec le quartier, du plus proche au plus lointain. Oui, un ensemble d’anecdotes et de moments indéfinissables, de l’ordre du spirituel. Un album de famille. Et c’est tout le contenu de ce collectage que les étudiant·es ont interprété en images, selon différents styles, l’amorce d’un roman graphique pluriel, en mêlant témoignages et impressions personnelles, intuitions éveillées par la visite de la maison, les musiques des voix, les propres images mentales des habitant·es. Ces planches sont exposées au mur, dans le hall d’entrée, elles racontent ce qui s’est passé ici, l’ADN de ce qui rend désormais indénouable cette famille et ce logis, en une sorte de mise en abyme, inspirée, ludique. Voilà, de façon exemplaire, le rayonnement que peut avoir une école d’art pour implanter, autrement, l’art au quotidien, via une écoute et un échange des récits de vie, une amplification raisonnée de ce que la vie engendre comme images, comme base d’une mise en commun d’imaginaires singuliers.

Pierre Hemptinne, écrivain.